Monologue d’un naufragé numérique.
– J’vous jure, au début, je savais pas.
Je cliquais. Comme tout le monde.
Un groupe Facebook, ça veut rien dire en soi. Un nom, une bannière bleu-blanc-faux, un p’tit logo genre flamme sans feu.
Jordan Bardella – Jusqu’à la Victoire —
je croyais que c’était un fan club de foot ou une promo de gel capillaire.
Et puis bon, j’aime bien voir ce que les autres pensent, même quand ça pue un peu la naphtaline.
Mais là…
Là, c’était pas une vieille odeur de placard, c’était un charnier verbal.
Un abattoir syntaxique.
Un dépotoir à ciel ouvert, version tricolore.
Je suis resté. Curieux, peut-être. Ou juste con.
D’abord, pour lire.
Ensuite, parce que mes doigts ont figé.
Y’avait de ces commentaires…
Pas des trucs genre “j’aime pas les impôts”, non. Des trucs avec des “tir à vue”, “nettoyage”, “race de merde”, “grillade ethnique” comme si on parlait d’un barbecue, sauf que là, les merguez c’était des humains.
Et personne ne disait rien.
Au contraire : des likes, des cœurs, des “bravo camarade”, des gifs de Kalachnikov.
Une kermesse de la haine, en mode open bar.
Je me suis dit : ils vont supprimer. Ils vont modérer. C’est pas possible autrement.
Mais non.
Le vide. Le silence.
Et au sommet de ce groupe : des députés. Des élus. Des gens avec cravate et costume trois-pièces payés par mes impôts.
Certains même admin. Comme si y’avait un concours d’abjection à organiser.
Je pensais que la loi obligeait à signaler les délits. Article 40, je crois. Mais bon… visiblement, c’est comme la morale, ça dépend du programme.
Le pire ?
Un message, le 8 juin.
Juste quatre mots : “Votez bien la prochaine fois.”
Une phrase banale, sauf qu’elle venait d’un tueur raciste, quelques jours plus tôt.
Là, c’était une sorte d’hommage. 17 likes. J’ai compté.
Moi, j’ai vomi.
Je voulais partir du groupe.
Mais j’avais l’impression de regarder un accident au ralenti.
Un carambolage de cerveaux en direct.
J’ai cliqué sur les profils.
Des gens normaux.
Enfin… normaux façon avatars patriotes, blasons avec Jeanne d’Arc ou “gaulois réfractaire” en bio.
Mais quand même. Des mères, des oncles, des voisins de palier. Pas des trolls russes.
Des Français. En chair, en os, en haine.
Et le plus flippant, c’est que tout ça était “officiel”.
Le groupe venait du RN lui-même, relié à leur page. Pas un truc clandestin. Non. Un salon. Une vitrine. Une orgie de fiel en première page.
Et dans l’ombre, le silence radio du parti.
Pas un mot.
Juste une retouche de nom : “Jusqu’à la victoire” à la place de “Jordan Bardella”.
Le marketing de l’amnésie.
Moi, j’suis pas un héros.
J’ai pas fait de capture d’écran, j’ai pas porté plainte.
Mais j’ai quitté le groupe.
Comme un lâche, peut-être.
Ou comme quelqu’un qui ne voulait pas que son âme se tache pour des likes et trois emojis fusils.
Depuis, je scrute les infos. Je vois les noms des députés cités.
Des gens qui se taisent fort.
Des élus qui esquivent, qui pleurnichent sur les “brebis galeuses”.
Mais là, y’avait tout le troupeau.
Et moi, je me demande :
Comment c’est possible ?
Comment ce pays en est arrivé là ?
Qu’on puisse applaudir une victoire sportive en criant au massacre ethnique dans la foulée ?
Qu’on transforme un groupe Facebook en réunion de miliciens de clavier ?
Je croyais qu’on était des adultes.
Des citoyens.
Mais parfois, j’ai l’impression d’être entouré d’ados frustrés en manque de guerre civile.
Alors j’écris ça. Pour me souvenir.
Pour me rappeler que le numérique, c’est pas un monde à part.
C’est la vraie vie, mais avec des pseudos.
Et qu’il suffit pas d’un clic pour effacer la merde quand elle colle aux bottes de la République et de certains de ses députés.
