Méditerranée, ventre noir.
Ils avaient pris la mer comme on abandonne un monde de désespérance.
Un bateau fragile, un moteur d’occase, deux bidons pour l’espoir, et une corde pour tenir la trajectoire.
Le silence, pour prière.
L’Italie, pour mirage.
Ils étaient là, serrés.
Quatre-vingts êtres frêles, une femme au centre et deux enfants sous une bâche trouée.
Des ados sur les bords, les yeux rivés à l’horizon déjà.
La mer dormait. Puis s’est levée.
Et tout a tangué.
Ils n’étaient pourtant pas seuls au monde.
Le premier jour, un drone.
Le second, un hélicoptère.
Le troisième, un avion.
À chaque fois, la même chorégraphie : approche, survol, retrait.
Ils n’étaient pas en détresse. Juste une tache.
Fréjus, sous les drapeaux pliés au cordeau, Marine :
« L’Afrique ne peut pas déverser toute sa misère sur l’Europe. »
Applaudissements nets.
Des polos bien repassés.
Des épaules droites.
Le public est calme.
Compact.
Convaincu.
Au quatrième jour sur le canot, l’enfant ne pleure plus.
Deux ans à peine.
Sa mère le berce comme on retient la fin d’un monde.
Les autres lui donnent la dernière gorgée d’eau.
Il meurt les yeux ouverts.
Le ciel, lui, détourne le regard.
Plateau télé. Lumière blanche. Zemmour, droit et posé :
« Ces gens ne fuient pas la guerre. Ils fuient le travail. »
Dans un salon de province, un cadre supérieur boit une gorgée de vin et sourit en murmurant :
« Il a le courage de dire ce que tout le monde pense. »
À bord, cinquième jour, un jeune homme parle aux vagues.
Il voit des arbres.
Des rues.
Sa mère qui l’attend.
Il se lève, veut sauter.
On le retient.
Il mord, hurle, s’effondre.
Et s’endort, comme une bête qu’on ne su pas apprivoiser.
Dans le canot, on commence à compter.
Les vivants. Les morts.
On touche.
On vérifie.
Puis on pousse.
Doucement.
Un à un.
Les corps glissent dans la mer, sans plainte.
Sans bruit.
Dans une supérette à Reims, la télé grésille au-dessus des promotions.
Gérald Darmanin :
« L’aide en mer crée un appel d’air. »
Une mère range les courses.
Elle ne regarde pas l’écran, mais approuve d’un hochement de tête.
Sa gamine, qui n’y comprend rien, hoche aussi pour faire comme maman.
Sixième jour. La nuit tombe.
Dans un délire, Ali parle à un frère mort.
Il dit qu’il faut acheter du pain.
Il montre un magasin imaginaire.
Puis se tait.
Longtemps.
Il fixe l’eau comme on fixe une porte qu’on ne franchira plus.
« Nous faisons face à une véritable submersion migratoire. »
Marine le dit sans trembler, du haut de sa tribune, sur une marée de drapeaux bleu, blanc, rouge qui s’agitent.
Le septième jour, la mer a tout avalé.
Le moteur.
Le sel.
Les gestes.
Ils ne sont plus que vingt.
Il ne reste que des corps comme allongés, dans le silence d’un champ de bataille.
Ni prière.
Ni plainte.
Juste des souffles.
Et puis, un point.
Rouge.
Vif.
Qui approche.
Qui ne s’en va pas.
Ocean Viking.
On ne crie pas.
On ne bouge pas.
On attend.
Le bateau approche.
Il tend les bras.
Personne ne demande les papiers.
On dit juste :
« Bois. Viens. C’est fini. »
Ils montent un à un, dans les semi-rigides des secouristes.
Certains tombent.
D’autres tiennent une main sans la lâcher.
On les allonge.
On les couvre.
On écoute leur souffle reprendre, lentement, comme un feu qu’on ranime.
Sur le pont de l’Ocean Viking, un garçon allongé a murmuré son prénom : Abdou
puis s’est éteint.
Studio radio, 7 h du matin. Bruno Retailleau, ton docte et inquisiteur :
« Les ONG font le jeu des passeurs. Chaque sauvetage est une complicité. »
Dans un café de Cholet, un homme repose son expresso et sourit d’aise.
Le serveur hoche la tête, affirmatif.
Dehors, il pleut.
Déjà, le moteur de l’Ocean Viking ronronne pour un nouveau départ.
La mer est devenue lisse.
Quelques semaines plus tard, Moudu cherche la tombe d’Abdou.
Ce carré de terre.
Ce lieu pour dire à une mère, là-bas, que son fils n’est pas perdu en mer.
Qu’il est quelque part.
Qu’on peut encore s’agenouiller.
Très loin, dans la patrie des droits de l’homme,
on échange des vérités comme on balance des gifles à l’humanité.
Les discours continuent.
Ils montent sur scène.
Ils remplissent des urnes
Des urnes pleines.
Des élus vides.
Et des lois toujours plus dures pour pourrir la vie de ceux qui survécurent.
Peut-être celle de Moudu
qui s’accrochera chez nous avec rage et obstination. Comme un hommage à tous ceux qui n’ont pas eu la chance de survivre.
À deux pas, dans la ferveur d’un meeting :
« Nous allons couper les aides sociales aux personnes qui sont clandestines dans notre pays. »
Jordan Bardella.
